Les sermons ad populum de Maurice de Sully et leur adaptation française : chapitre 2

CHAPITRE II - La structure

Les différences entre les deux versions des sermons de Maurice de Sully sont moins grandes dans le domaine de la doctrine que dans celui de la structure du texte. Les remaniements de celle-ci visent peut-être moins une plus grande efficacité rhétorique. Je crois qu'il sont en révanche un moyen particulièrement précieux pour faciliter le travail de mémorisation que devaient faire les prédicateurs. En règle générale la version française est simplifiée par rapport à l'original latin. Les sermons sont centrés sur un seul motif, ont moins de digressions et sont souvent mieux organisés. On observe souvent la division plus nette en parties: historique, allégorique et anagogique. Il est aussi plus fréquent que la version française offre l'exemple de la structure "en cadre" avec l'idée initiale revenant à la fin du texte. On voit bien que l'adaptateur visait une plus grande cohérence. Il est également intéressant de voir comment il déplaçait certains passages à l'intérieur du même sermon, voire d'un sermon à l'autre. Toutes ces opérations sont autant de preuves qu'il s'agit bien d'un travail conscient, pourvu d'un objectif déterminé. Bien sûr cela ne suffit pas pour trancher si ce travail a été effectué par Maurice lui-même ou par quelqu'un d'autre, mais il est important de voir que, même s'il s'agissait d'une reportatio, elle noterait un sermon résultant d'un travail conscient d'un adaptateur.

Voyons maintenant de plus près les différences dans la structure des sermons latins et vernaculaires.

1) division en parties

En proposant la définition du sermon, L.-J. Bataillon le distingue de l'homélie qui est une explication du texte biblique phrase par phrase, tandis que le sermon donne le résumé du péricope et le developpe ensuite selon un certain ordre [1] . Les sermons de Maurice de Sully suivent, quant à cet ordre, le schéma proposé par les Victorins. [2] Après la récitation de l'Évangile du jour, le texte est repris pour faire l'objet d'une explication historique, ensuite le prédicateur donnera son interprétation allégorique et il finira avec des exhortations (l'anagogie). Il ne faut cependant pas oublier que dans certains sermons les célébrations liturgiques spécifiques occupent l'attention du prédicateur autant que la lecture biblique elle-même..

Tel est le cas du sermon pour le premier dimanche du Carême, où des réflexions sur la manière de jeûner s'entrelacent avec l'explication du péricope qui raconte la tentation du Christ au désert. Ce sermon est presque aussi complexe en français qu'en latin et ne comporte pas (dans aucune de versions) de division nette en trois parties.

Dans le sermon pour le deuxième dimanche du Carême Maurice de Sully introduit une apostrophe initiale, après la lecture de l'Évangile. L'apostrophe constitue le meilleur moyen de souligner le passage d'une partie à l'autre. Ici, le prédicateur ouvre son sermon par une apostrophe pour indiquer aux auditeur que l'homélie commence:

4 Hodie, fratres, coram uobis in euangelio quoddam stupendum ac gloriosum miraculum lectum est (T19, 4)

L'adaptateur n'a pas repris cette apostrophe, mais il faut mettre en relief le fait que le texte français tranche suffisamment avec la récitation de l'Évangile, qui se fait en latin. Par contre, l'adaptateur a suivi son modèle dans l'introduction explicite de la partie allégorique:

22 Audistis, dilectissimi, tanti miraculi mirabilem operationem, audite eiusdem miraculi significationem. (T19, 22)

Ici, ce n'est pas seulement une apostrophe qui marque le passage d'une parttie à l'autre. Le prédicateur y rajoute une sorte de résumé de la partie précédente ("vous avez entendu le miracle") et annonce ce qui va suivre ("écoutez maintenant sa signification"). Une phrase semblable apparaît dans la version vernaculaire:

20 Segnor, grans est li miracles que Nostre Sire fist, mais molt est graindre la senefiance; ore oiés que ço senefie.

L'adaptateur, lui aussi, emploie une apostrophe au début de cette formule, mais au lieu d'exhorter directement les fidèles à écouter l'explication allégorique du péricope, il a récours à un autre moyen. Là, où Maurice de Sully s'est servi d'une locution performative typique, l'auteur de la version française introduit ce que J. Austin qualifiera de "performatifs cachés ou primaires" [3] . C'est donc une manière plus subtile de capter l'attention de l'auditoire.

Dans la version latine du sermon pour le troisième dimanche, le même moyen d'indiquer le passage d'une partie à l'autre a été employé pour introduire la troisième partie - anagogique (c'est à dire celle qui sert à exhorter les auditeurs à ce qu'ils réalisent dans leur vie l'enseignement tiré de l'Évangile):

20 Et quia, carissimi, tanta hodierni euangelii miracla audistis et eorumdem miraculorum significationes, ut credimus, intellexistis, ad uosmet ipsos euidenter respicite (T21, 20)

Observons, que Maurice de Sully se sert d'une formule analogue à celle que nous avons relevée dans le deuxième sermon. Mais cette fois-ci il résume les deux premières parties ("vous avez entendu le miracle, vous en avez compris la signification") et il invite les fidèles à ce qu'ils examinent leur comportement, pour savoir s'il est conforme aux commendements ou non. S'il ne l'est pas, ils doivent le rendre tel.

La version française, cette fois-ci, est plus riche en cette sorte de formules qui aident a diviser le sermon:

3 Segnor, grans est e bels li miracles, mais plus est grans e bele la senefiance; or oiés que ço que ço senefie. (T21, 3)

Ici l'adaptateur emploie le même tour que dans le deuxième sermon ("le miracle est grand, mais sa signification l'est encore plus") en y ajoutant une locution performative classique ("écoutez ce que cela signifie!"). Et en plus il a imité son modèle latin en introduisant une apostrophe au début de cette phrase.

Pour introduire la troisième partie, l'adaptateur a choisi un tour moins explicite:

10 Or vos gardés que li diables ne vos face mus (T21, 10)

On y trouve une forme d'impératif, ce qui nous permet de considérer cette phrase comme un performatif. Mais il n'y a pas d'apostrophe, ni de résumé des parties précédentes. Néamoins le or initial suggère de manière assez forte que le locuteur ouvre en quelque sorte un nouvel alinea.

Dans la version latine du quatrième sermon il n'y a pas de division en parties. L'apostrophe initiale et une exhortation au milieu du sermon ne dessinent pas de frontières nettes de l'allégorie et de l'anagogie, étant placées pratiquement au milieu du raisonnement.

La version française donne une apostrophe après l'exposé de l'Évangile. Cette apostrophe n'introduit pas la partie allégorique de manière tout à fait explicite, mais - par sa position - sépare nettement l'exposé de l'allégorie, contrairement à la version latine:

17 <Segnor, par si grant miracle que vos avés oie, doit estre affermee nostre creance en Deu; (T22, 17)

Quant à la deuxième apostrophe, elle est placée - dans le texte français comme dans la version latine - assez maladroitement: elle semble ouvrir la partie anagogique, mais bientôt après arrive une explication allégorique qui aurait été beaucoup mieux placée plus haut dans le texte. En général donc, le texte latin de ce sermon ne suit pas le schema habituel car il mélange l'allégorie et l'anagogie. L'adaptateur de la version française n'est pas allé très loin avec les rémaniements de ce sermon.

Dans le sermon pour le cinquième dimanche, par contre, les deux versions présentent la partie anagogique bien séparée de ce qui précède:

17 Nunc ergo, carissimi, ad uosmet ipsos quam totius respicite et quales intus et foris sitis considerate (T23, 17)

14 Ore bone gent, nos vos dison la parole Deu, e vos amonestons si com il le nos commande, que vos laisiés le mal e faciés le bien. 15Ore esgardés vers vos meismes, se vos oés la parole Deu volentiers. (T23, 14)

Comme on peut le constater, l'adaptateur a developpé la formule performative employé dans l'original latin. Entre l'apostrophe et l'impératif, il a introduit une brève remarque sur son propre métier, renouant ainsi avec le sujet d'ensemble, ce sermon commentant le péricope, où il est question d'écouter la Parole du Christ.

Le sermon pour le dimanche des Rameaux appartient à ceux, dans lesquels les réflexions sur la cérémonie du jour rivalisent avec les explications de l'Évangile. Ce sermon flotte constamment entre l'interprétation de l'entrée solennelle de Jésus à Jérusalem et celle de la procession traditionnelle typique de ce jour de l'année. La structure du sermon latin en est affectée et les trois parties, historique, allégorique et anagogique sont difficiles a séparer.

Une seule marque de la division en parties se trouve dans le texte français, où une formule introduit explicitement la partie anagogique:

44 <Segnor, oïe avés la parole Deu, oï avés comment l'on doit faire porcession, e que l'on doit iscir del mal, e aler al bien, e del bien al miels. 45Ore esgardés vers vos meismes

C'est une preuve des soins que l'adaptateur du texte français prend pour donner à ses sermons une structure plus claire qui peut être un aide-mémoire efficace pour des prêtres moins instruits.

En somme, les formules séparant les parties sont au nombre de quatre dans la version latine, au nombre de six dans la version française.

2) structure "en cadre"

Un autre moyen dont se sert l'auteur pour rendre chaque sermon plus cohérent, consiste à répéter, à la fin du discours, des idées énoncées au début.

Le sermon pour le premier dimanche du Carême ouvre une période très importante dans l'année liturgique. C'est le temps où les chrétiens se préparent à vivre les mystères de la mort et de la résurrection du Christ, c'est pourquoi le thème du temps de Carême en tant que période précédant la fête de Pâques est important. Dans la version latine les réflexions sur ce sujet ouvrent et ferment le sermon:

3 Hodie, dilectissimi fratres, sacrosancto quadragesimalis obseruantiae intrante tempore, uerbo uitae uos solito diligentius debemus instruere, ut per nostram doctrinam eruditi, in tam sacris diebus, prout tempus ipsum postulat, sacre ac religiose uos possitis custodire et ad dominici corporis et sanguinis mirabile sacramentum in solemnitate paschali cum summa reuerentia percipiendum purificati ac mundissimi ualeatis peruenire (T19, 3)

61 Non tantum ergo ieiuniis | et orationibus, sed elemosinis insistamus ut in solemnitate paschali et in die iudicii sanctificati inueniri mereamur.62Quod nobis praestare etc. (T19, 61)

Mais l'équilibre de cet encadrement est quelque peu bouleversé par le fait que ce leitmotif revient en somme plusieurs fois dans le sermon, et que son occurence au 1Q/T19, 37 est plus explicite que la remarque finale:

37 Non ergo sacrae quadragesimae ieiunium frangere bis comedendo praesumamus, sed magis ieiuniis intenti ad paschalis sollemnitatis sacramentum percipiendum nos praeparare studeamus. (T19, 37)

51 Non solum autem in his diebus continue debemus ieiunare, sed et ecclesias cotidie frequentare et orationibus uacare et elemosinas solito largius erogare. (T19, 51)

En outre, dans la version latine, le thème du temps s'entrecroise avec un autre, à savoir, avec le thème de "jeûne, prière, aumône" qui revient, à trois reprises: premièrement au début, deuxièmement à la suite de la digression sur Jonas et avant l'exposé détaillé sur l'Évangile, et troisièmement à la fin:

5 Debetis itaque uosmet ipsos primum mundare ut ieiuniorum, orationum, elemosinarum uestrarum dona in his diebus digne et acceptabiliter deo ualeatis offerre. (T19, 5)

ex quo ieiunando, orando, elemosinas faciendo iram domini placare laboramus. (T19, 26)

61 Non tantum ergo ieiuniis | et orationibus, sed elemosinis insistamus (T19, 61)

De ceux deux leitmotifs l'adaptateur de la version française a choisi le premier.

1 Bones gens, la sainte geüne del Quarensme Nostre Segnor entre hui (T19, 1)

11 Icés trois coses, la repentance del cuer, la confessions de la bouce, la penitance qui li prestres li encarge, sont besongnables a cels qui se vuelent acorder a Deu, e apareillier contre la sainte Pasque> que vos le voir cors Deu puisiés recevoir a salveté de vos cors e de vos ames (T19, 11)

24 Issi geüna Nostre Sire la Quarentaine, e issi le tempta li diables. (T19, 24)

25 Ore bones gens, or covient que vos prenés garde de vos meismes en ceste sainte Quarentaine,

31 Issi devons entendre a bien faire, issi devons nos <respondre al diable; e Deus, qui geüna por nos doner essample de geüner, il nos doinst> geüner ceste sainte Quarentaine, que nos puisons recevoir le suen saintisme cors, a la Pasque qui est a venir, a la salveté de nos ames

Comme on le voit, l'adaptateur jalonne son sermon des références au thème du temps de manière beaucoup plus explicite, beaucoup plus évidente. Le mot qui revient sans cesse est le "Carême" posé en tête du discours et repris à la fin. Le mot de "Pâques" qui apparaît après les considérations sur le sacrement de la pénitence, avant le retour à l'Évangile, est également répété dans la formule finale. Cette rédondance dans le choix lexical (le mot "Carême" répété quatre fois, contre deux fois dans le texte latin, qui se sert dans d'autres passages d'une référence plus vague in his diebus) est sans doute plus efficace lors d'un exposé oral que les subilités de la version latine.

Dans le sermon pour le troisième dimanche Maurice de Sully n'a pas répété le thème initial à la fin. La version française par contre a la structure en cadre:

1 <Un glorios miracle nos raconte li evangiles d'ui

e Deus Nostre Sire, qui fist le bel miracle quant il jeta le diable de l'ome e li dona poesté de parler, il esloint le diable de ses peceors, e les doi[n]t a voire confession venir, e lor doint amender si lor mesfais> qu'il puiscent a son regne parvenir (T21, 13)

L'adaptateur se sert ici d'un moyen le plus simple: avant la formule finale, il rappelle en quelques mots l'essentiel de la lecture évangélique.

La structure du sermon pour le quatrième dimanche ressemble à celle du premier sermon du Carême. Le péricope évangélique du jour racconte le miracle de la multiplication du pain. Vu toute la charge symbolique qu'a le pain dans le christianisme, il n'est pas étonnant que Maurice de Sully developpe ce thème, qui devient un leitmotif du sermon. Posé d'abord après l'exposition de la première partie de l'Évangile, il revient ensuite à plusieur réprises:

8 Neque enim dubitare debuisset de creatore rerum, qui educit panem de terra et uinum quod laetificat cor hominis, quod milia turbarum paucis panibus satiare ualeret.

41 Dicimus | sicut ab aliis accepimus, quod quinque panes ordeacei designant quinque libros Moysi,

45 Sed ille idem qui tunc satiauit populum antiquum panibus ordeaceis, ille nunc satiat populum modernum christianum triticeis.

48 Quo frumento pascimur dum praeceptis euangelicis humiliter ac perfecte paremus. 49panis caelestis gratiae qui electos dei pascit et educit ad refectionem gloriae. | 50Isto ergo pane refici studeamus in tempore, ut illo refici mereamus in aeternitate.

54 Quod si facimus, reficimur modo pane gratiae postea reficiendi pane gloriae. (T22, 8-54)

Mais si ces considérations encadrent d'une certaine manière le sermon, leur rapport avec la lecture de l'Évangile n'est pas tout à fait direct. On a plutôt l'impression que le péricope fournit au prédicateur de la matière pour une métaphore, dont il se sert abondamment par la suite.

L'adaptateur de la version française préfère clore son discour par un rappel de l'Évangile formulé d'une manière beaucoup plus directe:

32 Ore prions donques sovent celui qui pot les V mil hommes des V pains e de deus poiscons, qu'il nos paisce de le science e del savoir... (T22, 32)

La supériorité de sa méthode sur celle de l'auteur latin ne fait pas de doute. Dans le cadre de la prédication (d'un enseigment oral par excellence) la rédondance, le rappel explicite de mêmes lexèmes est beaucoup plus efficace que les téchniques plus subtiles de la narration. Ces dernières sont en fait mieux appréciées dans un texte écrit.

Le sermon pour le cinquième dimanche pose un certain problème. Le péricope du jour ne racconte pas un miracle; il n'est pas non plus une parabole. Ce sont les paroles que Jésus adresse directement aux juifs en les accusant de ne pas écouter la Parole de Dieu. Le passage scripturaire de ce genre n'exige pas le travail exégétique: le sens littéral est le seul à s'y trouver. Mais les remarques du Christ sur la volonté d'écouter Dieu donnent au prédicateur une rare chance de construire un discour autotélique: le sermon sur les sermons.

En ce qui concerne la structure du sermon, la version latine n'a pas de thème qui pourrait lui servir de cadre. Par contre le texte français, comme c'est souvent le cas, reprend à la fin les éléments de la lecture de l'Évangile:

16 Gardés <que vos ne soiés des fils al diable, si com furent li Jui qui n'orent cure d'oïr a parler de Deu - e s'il avient qu'il en oent parler aucune fois, il ne vuelent rien faire c'on lor die, ne obeir as commandeme[n]s Deu.

La fête des Rameaux ressemble, sous un aspect, au premier dimanche du Carême. À coté du péricope il y a un autre sujet important ce jour-là: c'est le rite de la procession:

4 Per uniuersam ecclesiam, carissimi, nobis sancta inoleuit consuetudo et consueta obseruatur religio, ut hodierna die omnis populus christianus in quacumque parrochia fuerit constitutus, cum laudibus et ramis ad sanctae dominicae crucis signum processionem faciendo perget

50 Per totam denique uitam nostram debemus hoc indesinenter facere, ut cum saluatore mundi qui hodierna die terrenam Ierusalem gloriose cum pompa et laudibus ingressus est, in die iudicii cum fructu boni operis et palma uictoriae quae utique per ramos uirentes quos in manibus tenetis figurantur caelestem Ierusalem mereamur feliciter intrare.

Comme nous venons de le voir l'image de la procession rituelle des Rameaux ouvre le sermon et la même image est reprise à la fin, avec l'idée que ce rite préfigure la joie des saints aux cieux. L'adaptateur, dans ce cas, suit son modèle:

1 Entre les autres costumes qui sont establies e tenues en sainte Eglise, si est establie e tenue ceste sainte proucessions

que dignement puisiés venir le jor del juise a la grant porcession quant tote sainte Eglise trespassera de cest monde el ciel, que vos puisiés devant Deu o les suens eslis porter vos buenes uevres en vos mains, qui par ces rains que vos portés ore sont senefiies, e entrer en sa glorie

Il faut néanmoins remarquer que dans la version française la reprise finale du thème initial est beaucoup plus explicite grâce à la répétition du même terme: procession. L'adaptateur de la version vernaculaire ne se limite pas à reprendre les images, il crée la structure encadrante en employant les mêmes mots, ce qui est plus efficace dans le contexte oral.

La technique dont se sert l'adaptateur semble en général mieux adaptée à ce contexte. Il semble dès lors légitime de présumer qu'avec la version française nous sommes en face d'un stade plus avancé de cette prédication.

3) ordre

En adaptant les sermons de Maurice de Sully en langue vernaculaire, celui qui a entrepris ce travail n'a pas toujours suivi l'ordre proposé par le modèle latin. Les déplacements de certains passages sont autant des preuves qu'il s'agit là d'un ouvrage fait consciemment et avec préméditation.

Dans le sermon pour le premier dimanche du Carême la mise en garde contre les tentations a été deplacée: dans la version française, elle se trouve après l'exposé de l'Évangile:

25 Ore bones gens, or covient que vos prenés garde de vos meismes en ceste sainte Quarentaine, quar diables qui tempta Nostre Segnor ne laira pas qu'il ne vos tempte. (T19, 25)

Dans la version latine, elle se trouve avant cet exposé:

40 Ille inquam temptator qui etiam regem gloriae in suo ieiunio sicut hodiernum testatur euangelium, temptare praesumpsit.41Dicit enim hodierna die sancti euangelii lectio, quia ductus est Iesus in desertum a spiritu, scilicet sancto, ut temptaretur a diabolo . (T19, 40)

Ce choix de l'adaptateur paraît juste. Après une exhortation initiale au jeûne, à la prière et à l'aumône, il a en fait introduit une digression sur le sacrement de la pénitence. Tout de suite après il renoue avec le thème du jour, à savoir, le début du Carême et passe à l'exposition de l'Évangile suivie d'une mise en garde contre les tentations du diable. En somme donc, l'adaptateur - hormis la digression sur la pénitence - essaie de suivre le schema établi: l'exposition (ou le sens historique), la signification du péricope (ou le sens allégorique) et l'exhortation finale (le sens anagogique).

Ce schema est moins respecté par la version latine, où après une longue digression contenant des références scripturaires (T19, 6-24) Maurice de Sully introduit des exhortations à suivre l'exemple de la contrition donné par les Ninivites. Après ces exhortations, il revient un petit peu à l'Évangile en rappelant que Jésus aussi jeûna quarante jours et quarante nuits, et tout de suite après, au moment où l'on s'attendrait à voir enfin arriver l'exposition de l'Évangile, nous trouvons de nouveau une exhortation au jeûne, suivie de la mise en garde contre le démon. Et c'est seulement après que vient l'exposition du péricope.

Il est donc facile à constater que le discours latin est plus chaotique. Lu, il peut être compris et sa structure appréciée. Mais écouté, il doit sans doute donner impression du désordre que ne donne pas la version française.

Mais l'adaptateur ne faisait pas que déplacer certains passage à l'intériuer d'un sermon. De tels déplacements pourraient à la rigueur advenir si c'était une reportatio des sermons préparés selon le texte latin de Maurice de Sully et débités par coeur. Des changements dans l'ordre d'idées seraient alors involontaires. Il y a cependant des fragments qui se déplacent d'un sermon à l'autre. Le passage du texte latin du sermon pour le troisième dimanche, décrivant les conditions du sacrement de la réconciliation, a été déplacé dans la version française: il apparaît dans le premier sermon du Carême:

22 Ista quippe tria peccatori ad reconciliandum sibi deum sunt necessaria: primum scilicet ut de culpa sua in corde paenitendo et dolendo compungatur;
secundo ut ipsam culpam ueraciter et humiliter suo sacerdoti confiteatur; tertio ut iniunctam sibi paenitentiae satisfactionem ieiunando, orando, elemosinas faciendo perficiat; ut quidquid contra | legem dei inique gessit, operiat

(...)

cum ad confitendum peccata uestra ueneritis, cuncta, quae contra uoluntatem dei egistis, patenter dicite. 26Nec debetis peccata uestra confitendo ea simpliciter manifestare, sed et locum, et tempus, et modum, [et quando] quo ea peregistis declamare. (T21, 22-26)

4 Or devés savoir que trois coses sont par coi li om pecieres se doit e puet acorder a Nostre Segnor. 5La premeraine est la repentance del corage; (...)6Apres la repentance del cuer, si est la confession de la bouce par coi on se doit acorder a Deu quar lues qu'il s'en repent en son cuer de son pecié, ne se doit il pas iluekes arester, ançois doit tost venir a son provoire, e soi humilier e ageneillier devant lui, e crier li merci, e regehir li son pècié par sa bouce, e dire comment e quant il l'a fait. (...)10 La tierce cose, si est la penitance: li geüners, li veillers, li orisons, les aumosnes faire, e totes iceles coses que li prestres encarge au peceor par non de penitance . (T19, 4-10)

Ce choix de déplacer l'enseignement sur la manière convenable de se confesser dans le premier sermon du Carême n'est sans doute pas anodin. L'adaptateur a trouvé, à juste titre, qu'il est important de rappeler aux fidèles le devoir qu'ils ont de se confesser. Maurice de Sully le suggère également dans le sermon pour ce premier dimanche du Carême, mais il le fait de manière peu explicite, en parlant vaguement du besoin de "se purifier". Et toutes les exhortations explicites à se confesser (avec les commendements concrets sur la façon de le faire) n'apparaissent que dans le sermon pour le troisième dimanche.

Le déplacement effectué par l'adaptateur ne laisse pas de me faire penser à la situation que l'on rencontre encore des nos jours dans les églises polonaises: d'énormes queues devant les confessionnaux lors de la Semaine Sainte. Il arrive donc souvent d'entendre, au début du Carême, les prêtres exhorter les fidèles à venir se confesser le plus tôt possible. Pouvons-nous conclure que le déplacement de l'enseigment sur le sacrement de la pénitence du troisième au premier dimanche du Carême était causé par de semblables considérations? Il est difficile d'y répondre avec certitude. Néanmoins, je crois que l'on peut approuver la décision de l'adaptateur: rappeler le devoir de se confesser au début du Carême plutôt qu'à son milieu semble tout à fait logique.

Un déplacement encore plus curieux se trouve dans le sermon pour le dimanche des Rameaux. Un passage de ce sermon dans la version française a été en fait emprunté au sermon latin pour la fête de l'Épiphanie:

18 Quar que li puet valoir, se il done la soie cose a Damedeu, a soi au diable? 19Ço n'est mie droite partisons, quar miels vaut li hom que cose qu'il puise avoir. 20Que li puet donques valoir, se il done son avoir a Deu e lui qui plus vaut done al diable? (T24, 18)

Si enim tua das deo te ipsum diabolo: non est aequa partitio. (Epiphanie)

Dans le texte latin du sermon des Rameaux il y a aussi un passage similaire, mais pas tout à fait le même:

26 Quid tibi prodest, quod elemosinam tuam das deo, si per aliquam culpam te ipsum das diabolo?

Maurice de Sully a en fait répété les mêmes réflexions dans deux sermons: celui de l'Épiphanie (le péricope de ce jour invitant aux considérations sur les dons) et celui des Rameaux. L'adaptateur qui pour le sermon de l'Épiphanie se limite à énumerer les dons que les fidèles doivent à Dieu (l'or de la foi, l'encens de la prière et la myrrhe des bones oeuvres), transfère les considérations sur le don de soi-même dans le sermon des Rameaux, répétant cette remarque juste sur la "droite partition". La traduction littérale de ce bout de phrase prouve bien qu'il s'agit là d'un transfert conscient et prémédité.

Cette éventualité qu'un chrétien puisse donner ses biens à Dieu par l'aumône et sa propre personne au diable par le péché coïncide très bien avec ce simile novateur, ne figurant que dans la version française, sur le diable-marchand.

4) apperçu de la structure du chaque sermon

Pour finir ces réflexions sur la structure des sermons, il est intéressant de les passer en revue l'un après l'autre.

Le premier sermon du Carême a, comme je l'ai déjà dit, en quelque sorte deux sujets: celui du temps liturgique, avec la période de préparation aux fêtes des Pâques, et celui du jeûne lié directement avec le péricope du jour, où l'on voit Jésus-Christ, jeûnant et priant au désert pendant quarante jours, subir les tentations de la part du diable.

Le sermon latin, après une courte remarque sur le temps liturgique passe aux très longues digressions autour des exemples scripturaires supplémentaires. Le cas des Israéliens et celui de Ninivites sont proposés aux fidèles pour leur faire comprendre, en quoi devrait consister un jeûne agréable à Dieu. Tout de suite après viennent les exhortations que l'on s'attendrait à voir plutôt à la fin du sermon:

diligenter considerate quam perfecte nos, qui christiani sumus, mala quae egimus abicere debemus. (T19, 26)

Avant de passer à l'exposition de l'Évangile (placée à l'intérieur du sermon contre la règle voulant qu'on commence par l'explication du sens historique), Maurice de Sully introduit une analogie (le chrétien y est comparé au prudent fermier qui purifie son grenier avant d'y mettre la moisson) et puis il met les fidèles en garde contre les tentations du diable. L'exposition (T19, 41-48) est entrecoupée des gloses explicatives [4] et suivi des exhortations à donner de l'aumône aux pauvres. Avant la formule finale Maurice introduit encore deux citations scripturaires. Le tout donne impression d'un discours quelque peu chaotique.

Le sermon français est visiblement mieux structuré. Le prédicateur parle d'abord tu temps liturgique et de son charactère spécial (T19, 1-2). Ensuite il enjoint aux fidèles de jeûner, d'aller à l'église, de prier, de se confesser, de faire aumône dans cette période plus souvent que d'habitude. Tout de suite après vient un exposé sur la confession et la manière de le faire proprement (T19, 4-12). Cet exposé commence par une illocution: "vous devez savoir" et finit avec le retour vers le thème du jeûne et du Carême. Ainsi l'adaptateur construit une habile transition vers l'exposition du péricope. Celle-ci est, comme dans la version latine, entrecoupée des gloses explicatives éclaircissant le sens historique du passage. Ensuite, avec la mise en garde contre les tentations, commence la partie allégorico-anagogique. Le jeûne du Christ y est en fait présenté comme figure du jeûne auquel sont appelés les chrétiens, et les tentations qu'Il a subies prédisent les tentations que Ses disciples auront à vivre eux aussi. En même temps cette partie qui a une faible coloration allégorique, est fortement marquée par l'anagogie: le prédicateur y exhorte ses ouailles à perséverer dans le jeûne et à chasser le démon de la même manière que Jésus l'a fait.

Le tout est beaucoup plus cohérent dans la version vernaculaire et les passages d'une partie à l'autre sont plus lisses grâce à la répétition des certains termes (le mot "Carême" en l'occurence).

Le péricope prévu pour le deuxième dimanche du Carême était plus facilement conciliable avec le schéma établi. Il racontait un miracle accompli par le Christ: une femme cananéenne Lui a demandé de guérir sa fille. À part le miracle il y a en plus dans ce passage un dialogue intéressant entre cette femme païenne et Jésus. Tout cela donne au prédicateur la possibilité de suivre sans beucoup de difficulté la structure tripartite: sens historique, sens allégorique, sens anagogique.

Maurice de Sully, dans la version latine, le fait de manière très habile, en commençant par l'exposition de l'Évangile. Ensuite il passe à l'explication allégorique et finit avec une exhortation à la prière. Chacune de ces trois parties commence avec une apostrophe:

4 Hodie fratres (T20, 4)

22 Audistis, dilectissimi, (T20, 22)

31 Et uos dilectissimi nobis(T20, 31)

L'auteur de la version vernaculaire suit ce modèle assez fidèlement [5] . Il omet cependant la première et la dernière apostrophes ne laissant que celle qui introduit la partie allégorique. Mais ce qui est vraiment surprenant c'est la fin du sermon. En la voyant on serait tenté d'accuser l'adaptateur d'une certaine maladresse:

24 E Deus Nostre Sire, qui oï la proiere a la bone femme paienne e qui delivra sa fille del diable, il ot la proiere de sainte Eglise, e delivre les peceors e les peceresses sovent de lor peciés, quar totes iceles ores que Deus apele le cuer al malvais home e a le malvaise femme a bien, e il s'en repentent de lor pecié e vienent a voire confession, si jete Deus le diable d'els e lor done santé. 25E Deus, qui oï la parole a la bone femme paiene e sa fille delivra del diable, il oie la proiere de sainte Eglise e delivre les anmes peceresses de pecié par coi li diables les a souprises... (T20, 24-25)

La rédondance dans ce passage - si elle n'est pas la faute du copiste, ce qui n'est pas exclu - est ici clairement une faiblesse. Pour l'analyser cependant il faudrait d'abord préparer l'édition critique du texte.

Contrairement au sermon précédent, où l'auteur du texte vernaculaire a économisé ses apostrophes, le sermon pour le troisième dimanche du Carême en comporte plus dans sa version française que dans la latine. Celle-ci en fait enchaîne avec l'explication du sens allégorique tout de suite après l'exposition de l'Évangile [6] sans séparer nettement les deux parties. C'est seulement au début de l'exhortation finale qu'apparaît une apostrophe indiquant le début de la partie anagogique:

20 Et quia, carissimi, tanta hodierni euangelii miracla audistis (T21, 20)

Ce qui semble moins adroit dans la structure de ce sermon en latin, c'est l'apparition, déjà dans la partie anagogique, du thème de la confession. L'idée que le possédé-muet fait figure de ces chrétiens que le diable empêche de se confesser est tout à fait compatible avec les remarques sur la confession. Mais la position de ces remarques après l'apostrophe introduisant l'anagogie (ces remarques contiennent en plus des éléments de l'allégorie) déstabilise la structure intérieure du sermon. Peut-être, pourrait-on défendre la position qu'un tel retournement inopiné était propre à capter l'attention des auditeurs. C'est possible, mais n'empêche qu'en lisant ce texte on a l'impression que le prédicateur se rattrape à la fin, comme s'il se souvenait justement d'une question importante qu'il allait cependant oublier.

L'adaptateur a évité ce problème en plaçant les considérations sur la manière de se confesser dans le premier sermon du Carême. Ici, il répéte certaines remarques sur le besoin de se confesser, mais elles sont moins developpées que dans la version latine et mieux reparties dans le sermon. Déjà après l'exposition de l'Évangile - qu'il a choisi de garder, telle qu'elle est proposée par le calendrier liturgique, au lieu de se référer à sa version analogique chez un autre Évangéliste - en passant à l'explication de son sens allégorique (passage annoncé par une apostrophe et une formule appropriée), le prédicateur fait allusion au devoir de se confesser. Il dit que l'homme possédé représente ceux qui sont asservis au péché, et le fait qu'il est muet symbolise l'incapacité à se confesser qu'éprouvent ces pécheurs. Après avoir developpé ce thème du mutisme spirituel, l'auteur du texte vernaculaire passe à la partie anagogique en exhortant les fidèles à ce qu'il se gardent du diable qui pourrait les rendre muets spirituelement. Quelques considérations sur le comportement charactéristiques des tels muets et sur leur état spirituel ne détruisent pas la cohérence de cette dernière partie du texte qui reste anagogique dans son ensemble.

Le cas du sermon pour le quatrième dimanche est beaucoup plus complexe. Le péricope du jour relate un miracle très chargé de sens symbolique, à savoir la multiplication du pain. Le thème du pain a, dans le christinisme, plusieurs aspects. Il s'agit d'abord de la nourriture quotidienne que nous devons à la bienveillance de Dieu. Ensuite le pain symbolise la nourriture spirituelle: la Parole mais surtout le Corps du Christ. La multiplication du pain préfigure l'Eucharistie, mais elle reste aussi un miracle inouï dans l'approche littéral du texte biblique. Le dialogue entre Jésus et ses apôtres est, comme c'est souvent le cas, un appel à la foi plus profonde et plus ferme. Toutes ces considérations sont autant de thèmes que le prédicateur peut utiliser en construisant son sermon.

Après avoir donné l'exposition de l'Évangile, entrecoupée des gloses explicatives et des petites digressions sur la foi des apôtres, Maurice de S passe à la partie allégorique. La transition se fait à l'aide d'une apostrophe:

20 Ecce, carissimi, mirabile et gloriosum miraculum (T22, 20)

Cette explication allégorique contient plusieurs éléments. D'abord l'opposition "corps / esprit". Le miracle matériel décrit dans la lecture évangélique symbolise le miracle spirituel accompli en tout temps par Dieu qui nous nourrit des aliments spirituels. Ensuite à l'explication allégorique se mêlent des remarques anagogiques: le prédicateur indique aux fidèles quelle faim devraient-ils avoir. Non pas la "mauvaise faim" des choses d'ici-bas, mais la "bonne faim" des réalités surnaturelles. À côté de ces exhortations il y a des images de ceux qui ne suivent pas ce précepte et préfèrent les biens terrestres aux biens spirituels. L'élément anagogique se répète encore:

35 Ista, fratres carissimi, bona debemus esurire, si ad ueram saturitatis plenitudinem ac iucunditatem uolumus peruenire (T22, 35)

Ici on s'attendrait normalement à voir le sermon approcher de sa fin. Rien de tel: Maurice poursuit sa méditation sur l'Évangile en y ajoutant des explication exégétiques puisées dans les autorités anciennes: les cinq pains signifient le Pentatéque, le foin signifie le corps etc. Et c'est seulement après toutes ces digressions introduites dans ce qui devrait constituer la partie anagogique, que Maurice reprend le ton d'exhortation pour finir son discours

L'auteur de la version française suit son modèle latin. Après l'exposition de l'Évangile, il en explique le sens: par le miracle relaté, la foi des chrétiens doit être affermie. Ils doivent croire en Dieu qui est Créateur de toutes choses et ils doivent tout attendre de Lui. En même temps le prédicateur français explique aux fidèles - comme le fait Maurice - qu'il faut surtout désirer d'abord les biens surnaturels. Après avoir posé ce précepte, il introduit la partie anagogique en exhortant ses ouailles à suivre ce modèle. Et, de même que Maurice, il n'explique la symbolique des cinq pains et deux poissons que dans cette partie là.

Pourtant, à la différence de son modèle latin, l'adaptateur abrège considérablement cette explication et omets toutes les autres. Ensuite, pour finir, il reprend ces mots: "cinq pain et deux poissons", qui permettent l'enchaînement avec l'explication du sens allégorique de ces objets, en même temps qu'ils constituent une référence à ce qui était dit au début du texte, permettant ainsi de construire un encadrement du sermon.

Pour le cinquième dimanche du Carême le calendrier liturgique prévoyait la lecture rappelant les paroles du Christ dans lesquelles Il réprochait aux juifs de ne pas écouter Dieu. Un tel passage n'exige pas vraiment d'explication historique, ni allégorique. Il s'agit surtout de developper le thème de l'écoute: selon le prédicateur "écouter la Parole de Dieu" signifie non seulement l'entendre, mais surtout la mettre en pratique.

Maurice de Sully, dans ce developpement, suit un schéma présent déjà dans les sermons précédents. Tout en indiquant aux fidèles le comportement à prendre, il donne les exemples de "mauvais chrétiens" qui ne veulent pas suivre ces commendements:

6 Sed sunt nonnulli qui nec aure corporis uerba dominica dignantur audire. (T23, 6)

Bien qu'il n'y ait pas, dans ce sermon de division en trois parties selon le schéma établi (sens historique, sens allégorique, sens anagogique), Maurice essaie de garder quand même certaines divisions. Il explique d'abord qu'écouter la Parole ce n'est pas seulement l'entendre des ses oreilles, mais aussi la comprendre par le coeur, la retenir dans la mémoire et la réaliser par les oeuvres. Après une telle phrase le lecteur s'attend à un developpement en quatre ou au moins trois parties. Puisque l'auteur annonce quatre manières d'écouter la Parole, il devrait en principe en traiter chacune séparément. Rien de tel. Après avoir developpé le premier et le plus évident aspect de l'écoute (T23, 6-10), il vient tout de suite au dernier:

11 Alii quidem aure corporis uerba dei quando praedicatur patienter audiunt, sed audita facere negligunt. (T23, 11)

Ensuite il passe à d'autres considérations, à savoir celles sur les Paroles elles-mêmes. Il rappele aux fidèles quels sont les principaux commendements évangéliques. Et c'est seulement après toutes ces remarques, qu'il est difficile de qualifier d'allégoriques, que vient la partie anagogique invitant les fidèles à une introspection. Ils doivent en fait se regarder soi-même pour voir, s'ils écoutent la parole de Dieu ou non.

L'auteur de la version française suit assez fidèlement son modèle latin. Il abrège néanmoins l'énumération des commendements évangéliques (T23, 16) qui ne prennent qu'une moitié de la phrase contre trois longues phrases en latin (T23, 14-16). Par contre il developpe plus les remarques sur les manières d'écouter ou de ne pas écouter la parole de Dieu. À côté de l'exemple des gens qui osent reprocher aux prêtres de dire les sermons trop longs, il y a celui des pécheurs qui n'ont pas cette audace, mais détestent néanmoins d'entendre parler de Dieu et de leurs péchés. Et avant de passer à cette explication, l'auteur de la version vernaculaire omet le passage, qui dans la version latine énumère les aspects de l'entendement de la Parole. Tous les choix que prend l'adaptateur visent le seul but: celui de rendre le discours plus homogène et plus clair. Les apostrophes contribuent également à mieux structurer le sermon. La première introduit l'explication de l'Évangile, la deuxième ouvre la partie anagogique:

5 Segnor, en ceste parole poés oïr que cil ki est de Deu e ki Deu aime, qui il ot volentiers de lui parler (T23, 5)

15 Ore esgardés vers vos meismes, se vos oés la parole Deu volentiers. (T23, 15)

Le dimanche des Rameaux est particulier, car ce jour-là les fidèles participent à une procession qui commémore l'entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem. À côté du péricope, il y a donc un thème parallèle, celui de la procession justement. Ces deux motifs tressent la trame du sermon pour ce dimanche.

Maurice de Sully commence par une référence à la procession, avant de passer à l'exposition de l'Évangile. Celle-ci est entrecoupée de gloses explicatives. Au milieu de l'exposition, après le rappel des paroles du livre de Zacharie annonçant l'entrée du Christ chevauchant une ânesse, Maurice passe à l'explication allégorique de cette entrée. La partie allégorique est ainsi inocorporée directement dans la partie historique. L'exposition de l'Évangile finie, Maurice renoue avec le thème de la procession et cette remarque lui sert du point de transition vers la partie anagogique. Mais celle-ci n'est pas libre non plus de considérations allégoriques: après avoir exhorté les fidèles à vivre selon les commendements évangéliques, Maurice explique les sens allégorique de la procession:

32 Motio quidem corporis augmentum significat bonae actionis (T24, 32)

La suite consiste principalement en appels à faire la procession non seulement corporellement mais aussi spirituellement. Maurice en profite néanmoins pour introduire encore, peu avant la clôture du sermon, une citation scripturaire.

La version française omet plusieurs éléments présents dans le modèle latin. Tout de suite après une courte introduction sur la procession vient l'exposition de l'Évangile agrémentée des gloses d'une manière beaucoup moins riche. L'adaptateur renonce à l'explication allégorique du symbole de l'ânesse et il ne répéte même pas la prophétie de Zacharie. Finissant l'explication du sens historique avec le rapprochement entre l'entrée triomphale du Christ et la procession aux Rameaux, il passe tout de suite à l'anagogie et exhorte les fidèles à accomplir le rite de la procession de manière à ce qu'il soit agréable à Dieu.

Il passe ensuite aux réflexions sur le comportement de ceux qui accomplissent les gestes préscrits mais sans plaire à Dieu. Ce long passage déstabilise la structure en faisant éclater la partie anagogique. Il est particulièrement surprenant de voir dans ce cas, que l'adaptateur ne suit même pas son modèle. D'habitude ses intérventions dans la construction proposée par le texte latin avaient pour but de la simplifier et de mieux l'organiser. Le contraire se produit ici: l'auteur de la version vernaculaire s'écarte considérablement du modèle non pas pour simplifier, mais pour allonger le discours. En plus ses rajouts sont placés dans la dernière partie dont ils détruisent pratiquement le caractère anagogique. Nous y trouvons d'abord une référence scripturaire: l'histoire de Caïn et Abel illustre bien le fait que tous les sacrifices ne plaisent pas à Dieu. Ensuite viennent de nouveau des exhortations à vivre saintement, pour que le rite de la procession soit en accord avec une attitude intérieure. Et finalement aparaissent des réflexions sur le temps. Réflexions importantes vu la fête pascale qui approche, mais constituant un troisième thème, à côté de l'Évangile et de la procession. Avec ce thème du temps est lié le long simile sur le diable-marchand. Après celui-ci vient brusquement la partie anagogique annoncée par l'apostrophe et par le résumé de tout ce qui précédait:

44 <Segnor, oïe avés la parole Deu, oï avés comment l'on doit faire porcession, e que l'on doit iscir del mal, e aler al bien, e del bien al miels. 45Ore esgardés vers vos meismes, savoir mon se vos l'avés fait issi (T24, 44)

Mis à part ce dernier sermon, tout à fait différent des autres dans la version française, il est facile à constater que l'adaptateur poursuivait dans sont travail un but bien précis: celui de rendre les sermons plus simples, plus cohérents, plus schématiques.




[1] "We have first to see if our text is more a homily or a proper sermon. The two terms seem sometimes to have been used indefferently and never very clearly distinguished, but a useful distinction is to reserve the term "homily" for the kind of preaching where a whole biblical pericope (...) was explained thouroughly phrase after phrase to the listeners. (...) The sermon was more properly the type where only a short quotation, also normally taken fron the lections (...) was divided and developed at lenght according to the technical patterns later systemized in theArtes praedicandi." (L.-J. Bataillon, "Approaches to the Study of Medieval Sermon" in: La prédication au XII siècle en France et en Italie, p. 28)

[2] "Il suivra en règle générale le plan préféré des chanoines de Saint-Victor, qui enchaîne la lecture historique du texte, son interprétation allégorique et la leçon morale qui en ressort." (N. Bériou, 1998 :.23)

[3] J.Austin, Mówienie i poznawanie, Warszawa 1993.

[4] Dahan 2000 : 217.

[5] Sauf qu'il renonce à une de deux interprétations du miracle.

[6] Qui n'est pas l'Évangile du jour mais son passage analogue dans une autre des Évangiles synoptiques.