Beata Spieralska
INTRODUCTION
Le recueil des sermons de Maurice de Sully, évêque de Paris dans les années 1160-1196 est l'un des premiers ouvrages en prose française que nous possédons, et en même temps la première collection complète des modèles des sermons. Ce cas est unique pour cette époque. Bien qu'il existe également la version française des sermons de saint Bernard de Clairvaux, elle est d'ordre différent. Les sermons de Bernard, que ce soit en latin ou en français ont été composés pour les moines [1], ils sont donc plus ancrés dans la tradition homilétique que les sermons de Maurice. En réalité, ces derniers sont adressés ad populum ce qui veut dire - selon l'opinion générale des chercheurs - qu'ils étaient prononcés en langue vernaculaire, même s'ils étaient écrits en latin[2]. L'existence de deux versions (ou en fait, plus précisement, de plusieurs versions, car les sermons de Maurice de Sully sont aussi parvenus jusqu'à nous dans des versions anglaises), latine et vernaculaire, est donc particulièrement importante pour tous les spécialistes de la prédication médiévale. La comparaison de deux textes est en effet un moyen nous permettant de mieux saisir ce qu'était la pratique de prêcher, face aux modèles proposés par écrit. Il est d'autant plus regrettable que la version latine n'ait toujours pas été éditée.
1) Texte latin
L'édition du texte latin n'est pas une tâche aisée. Jean Longère qui a étudié l'oeuvre de Maurice, a publié les résultats de ses recherches paléographiques[3]. Il a repertorié trente-neuf manuscrits qu'il a repartis en huit groupes. Ce nombre important de témoins rend le travail de l'éditeur long et difficile. Ne pouvant pas, pour les besoins de ce mémoire me servir d'une édition, j'ai eu recours au texte manuscrit. Dans l'annexe je présente (en juxtaposition avec le texte français) ma transcription du manuscrit siglé chez J. Longère Pa147 qui se trouve dans le codex conservé dans la Bibliothèque Nationale de France sous la côte lat. 14937. Il date du début du XIIIe siècle et provient de la bibliothèque des chanoines de Saint-Victor, où il a peut-être été copié. Ses 153 folios en parchemin contiennent plusieurs ouvrages, dont la collection des sermons de Maurice de Sully. Plus précisément, il s'agit des „sermons-modèles", ce qui veut dire que le texte que nous possédons, a été écrit pour que les prédicateurs s'en servent comme de base pour préparer leurs propres sermons qu'ils allaient dire au fidèles. On distingue les sermons-modèles des reportationes, dont le mode de création allait dans le sens inverse. La reportatio est un texte écrit à partir du sermon entendu.
La collection des sermons de Maurice de Sully se divise en deux cycles. Le premier est composé des sermones de tempore, c'est à dire des sermons pour les dimanches et les fêtes du Seigneur (telles que le Noël, l'Épiphanie, l'Ascension). Le deuxième cycle contient les sermones de sanctis, pour les fêtes de saints [4].
Dans la version latine l'ordre des sermons est le suivant: pour la Circoncision, pour l'Épiphanie, 18 sermons pour les dimanches (du premier dimanche après l'Épiphanie jusqu'au cinquième dimanche après Pâques), un sermon pour l'Ascenssion, 30 sermons pour les dimanches qui suivent, un sermon pour Noël, un pour la fête de Sainte Trinité, un pour la dédicace de l'église et 11 sermons pour les fêtes des saints. La version latine comporte en plus trois prologues.
2) Texte français
Le recueil dans la version vérnaculaire présente quelques difficultés supplémentaires par rapport au texte latin. Les témoins manuscrits qui en sont nombreux, font apparaître, au dire de J. Longère, d'importantes différences entre eux. L'éditeur de la version française, C.A. Robson [5] a choisi de reproduire "avec le moins de changements possible" le manuscrit du Châpitre de Sens. Des changements ont été effectués uniquement dans les cas où ce témoin présenter "des fautes évidentes du copiste". Ces changements s'appuient sur "les meilleurs manuscrits"[6]. Une telle méthode d'éditer un texte médieval est bien sur trop arbitraire. Le lecteur n'a aucune chance de forger son propre avis sur les choix de l'éditeur.
Entre la version éditée par Robson et le texte latin du manuscrit Pa147, on peut relever beaucoup de différences. Notons d'abord la plus importante: les deux versions ne présentent pas tout à fait le même ensemble des sermons. Le texte français comporte les sermons suivants: pour la Circoncision, pour l'Épiphanie, 18 sermons pour les dimanches (du premier dimanche après l'Épiphanie jusqu'au cinquième dimanche après Pâques), un sermon pour l'Ascension, 29 sermons pour les dimanches qui suivent, un sermon pour Noël, un pour la fête de Sainte Trinité, un pour la dédicace de l'église et 12 sermons pour les fêtes des saints. Dans la version française il n'y a donc pas de sermon pour le dimanche après l'Ascension: à la suite du sermon pour cette dernière fête vient le sermon pour le dimanche de la Pentecôte. Cette omission est tout à fait surprenante. Par contre le nombre entier des sermons est le même que dans la version latine grâce à l'introduction du sermon pour la fête des plusieurs martyrs.
Curieusement, bien que l'édition critique du texte français pose plus de problèmes que celle du texte latin, celui-là a eu la chance de voir le jour sous forme d'une publication moderne. Elle est l'oeuvre de Robson. Il faut cependant souligner que ce travail ne répond pas tout à fait aux exigences posées aux éditions critiques. En vérité, Robson n'a fait que transcrire un seul manuscrit en n'indiquant, dans l'appareil critque, que les différences rencontrées aux endroits qui lui paraissaient corrompus. Plus généralement, sa méthode du travail souffre du fait qu'il a d'abord admis quelques thèses aprioriques et fort discutables. Michel Zink résume l'hypothèse de Robson de manière très élégante mais ne laissant pas beaucoup d'illusion sur sa valeur: "Son caractère systématique lui-même peut faire douter de sa coïncidence avec la réalité de l'élaboration de l'oeuvre et de l'organisation des manuscrits."[7]
3) Status quaestionis
Les constatations présupposés de Robson et ses conclusions concernent le rapport entre les deux versions du texte. L'authenticité de la série de sermons de Maurice de Sully n'est généralement pas mise en doute. Mais l'existence de deux versions linguistiques pose un problème: laquelle de deux est originale, laquelle est une traduction (si c'est effectivement à une traduction que nous avons affaire). L. Bourgain[8], A. Lecoy de la Marche[9] et, plus récemment, R. Bossuat[10] ont considéré la version latine comme originale. Par contre Paulin Paris[11] et L. Moland[12] étaient convaincus que c'est la version latine qui est une traduction. M. Zink résume leur raisonnement et dit que leur opinion "ne peut s'appuyer que sur un seul argument: les passages de la version latine absents de la version française sont rares et courts. Au contraire, les passages propres à la version française et absents de la version latine sont très nombreux et très longs. Il est tentant d'en déduire que la version latine est une version abrégée de la version française."[13] Cette constatation m'a parue tout à fait surprenante, car les résultats de mes recherchent ne la confirment guère. Il est vrai, qu'il y a deux passages dans le recueil français, absents du recueil latin, qui sont effectivement très longs. L'un d'eux c'est le simile
sur le diable-marchand, dans le sermon pour le dimanche des Rameaux, l'autre c'est l'exemplum du moine et de l'ange, le seul exemplum à trouver dans l'ouvrage de Maurice de Sully. Il est introduit dans le sermon pour le troisième dimanche après Pâques. Mais, mis à part ces deux passages, la constatation de Paulin Paris et de Moland est fausse. La meilleure preuve c'est la longueur des deux versions. Si effectivement, les passages présents dans la version latine et omis dans la version française avaient été rares et courts, contrairement aux passages absents de la version latine et introduits dans la version française, celle-ci n'aurait pu qu'être considérablement plus longue. Cependant il n'en est rien. Le calcul éléctronique du nombre des mots dans les deux versions pour douze sermons prouve que dans la plupart de cas les deux versions sont de la même longeur, dans d'autres cas, c'est la version latine qui est plus longue et il n'y a que deux sermons français qui sont nettement plus longs que leurs versions latines [14]. Voici les résultats du calcul:
le sermon |
le nombre des mots dans la version latine |
le nombre des mots dans la version française |
pour la Circoncision |
507 |
393 |
pour l'Épiphanie |
811 |
908 |
pour le 1er dimanche après l'Épiphanie |
628 |
598 |
pour le 2ème dimanche après l'Épiphanie |
358 |
359 |
pour le 3ème dimanche après l'Épiphanie |
471 |
306 |
pour le dimanche de septagésime |
961 |
1039 |
pour le 1er dimanche du Carême |
1083 |
1014 |
pour le 2ème dimanche du Carême |
533 |
717 |
pour le 3ème dimanche du Carême |
669 |
532 |
pour le 4ème dimanche du Carême |
902 |
816 |
pour le 5ème dimanche du Carême |
483 |
578 |
pour le dimanche des Rameaux |
1121 |
1745 |
Le tableau donne une preuve irréfutable qu'on ne peut en aucun cas considérer la version latine comme une "version abrégée" de la version française. À la rigueur, c'est bien le contraire qui se produit, car, compte tenu de la spécificité de la syntaxe française, ce sont les sermons latins qui sont (dans la plupart des cas) plus longs. Les passages présents dans la version latine et absents dans la version française, loin d'être rares, sont assez fréquents: par exemple la grande majorité des références scripturaires présentes dans le texte latin ont été omises dans le texte vernaculaire.
De toute manière l'interprétation de Paulin Paris et de Moland n'est pas convaincante pour M. Zink. Même s'il ne conteste pas leur opinion sur la longueur des versions, il préfère néanmoins croire que "la version française développe la version latine, de façon à serrer de plus près la réalité de la prédication au peuple."[15] Selon lui "on peut supposer que ce recueil, diffusé d'abord en latin auprès des prêtres, dont chacun l'adaptait en français selon les besoins de la prédication dans sa paroisse, a ensuite été diffusé en version française pour leur mâcher la besogne ou parce que certains d'entre eux ne savaient pas très bien le latin".[16] Cette conclusion me paraît de loin la meilleure. Mais l'étude des sermons de Maurice de Sully faite par M. Zink n'est pas explicite. Il se concentre sur ces passages que la version française rajoute, en en donnant des interprétations tout à fait convaincantes. Mais il passe complètement sous silence tous les passages que cette version supprime.
4) Edition de Robson
L'édition de Robson s'appuie sur l'idée que les sermons français de Maurice de Sully doivent être interprétés par le biais de la "structure litéraire médiévale (...), la division de toute grande oeuvre en cahiers composés du nombre fixe des colonnes d'une logueur determinée"[17].
L'idée me semble aussi originale que saugrenue. Robson, dans cette phrase, soumet complétement la création d'une oeuvre littéraire aux exigences d'ordre téchnique: aux dimensions de la peau du boeuf, au nombre des lignes dans chaque colonne, nombre des colonnes sur la page et nombre des feuilles dans un cahier. C'est oublier complétement deux choses au moins. La première c'est l'organisation du travail d'un copiste, qui devait mettre en écriture soignée et sur le parchemin préparé d'avance le texte qui a été rédigé "en brouillon". Il est tout à fait absurde de supposer qu'un auteur du texte se souciait de l'espace dont le copiste allait disposer par la suite.
Le deuxième point qu'oublie Robson, c'est l'ensemble des moyens téchniques utilisées par les scribes: les nombreuses abréviations, si répandues à l'époque, lui permettaient d'économiser beaucoup d'espace, s'il n'y en avait pas assez. De l'autre coté, les ornements pouvaient toujours remplir l'espace, s'il y en avait trop.
Cette surprenante invention, à savoir qu'un auteur médiéval était aussi limité par les dimension des feuilles, qu'un
journaliste de la presse quotidienne, a guidé tout le travail de Robson. Il a comparé un manuscrit de la version française (siglé S, provenant du Chapître de Sens; le même manuscrit qui lui a servi de base pour son édition) avec un manuscrit de la version latine (ms. Laud Latin 105, de la Bodleian Library à Oxford). À la suite de cette recherche il a relevé un "nucleus" commun aux deux textes. Il faut cependant souligner que la méthode laisse à désirer. Il suffit d'en regarder l'échantillon, pour voir que Robson relève les passages communs d'une manière arbitraire, tout à fait contestable et injustifiée. En voici un exemple:
...que est principium et fundamentum tocius bonitatis et justicie. sine qua nemo potest placere deo. Hoc fundamentum in se falsi christiani male corrumpunt. qui in vanis ac daemoniacis divinationibus et |
si est fondemens e commencemens de tos biens. Quar si com dist li apostres sans foi ne puet nus hom plaire a deu. Ceste parole deves vos dire as diemences a vos parociens, e amonester quil ne destruient e malmetent le bien que est en els par malvaise creance ne par sorceries, ne par charaies ne par nule autre cose. qui soit contraire a le creance de sainte eglise. Quar ço sacies certainement que cil qui sont crestien e qui croient e font les sorceries qui malmetent e destruient de tot en tot le sainte creance qui est en els. Por ço dist li apostres a tele maniere de gent...[18] |
Dans le livre de Robson ces deux passages sont présentés comme appartenant à ce fameux "nucleus" commun. Il est pourtant très facile de constater qu'ils diffèrent largement, et l'on ne peut absolument pas traiter l'un comme traduction de l'autre (que cette traduction se fasse du latin au français ou inversement), mais plutôt comme adaptation.
Pour le souligner, j'ai mis en italique les éléments qui n'existent que dans la version française, et en caractères gras ceux qui sont propres à la version latine.
Ayant ainsi, de manière contestable, relevé ce qui pour lui constitue un élément commun aux deux textes, Robson en a compté les lignes et constaté qu'elles pouvaient remplir quatre cahiers du manuscrit médiéval, ce dont il avait besoin pour appuyer sa thèse sur l'influence des dimensions des feuilles sur la production littéraire de l'époque[19].
Mis à part ces élucubrations, Robson penche pour la thèse que Maurice de Sully a rédigé en français une version plus courte (de 4 cahiers), qui a ensuite été developpée. C'est cette courte version (hypothétique car non conservée, mais - selon Robson - décelable dans le texte qui a survécu jusqu'à nos jours) qui aurait servi de base pour la traduction latine. Toutes les propositions de Robson manquent d'arguments. Comme l'a bien souligné J. Longère, "l'ancienneté des manuscrits latins et l'homogénéité du texte d'un témoin à l'autre contrastent avec la date plus récente des manuscrits français et les versions différentes qu'ils proposent. De plus, on voit mal pourquoi on aurait traduit en latin un texte déjà écrit en français et qui devait être prononcé en cette langue, l'inverse semble plus logique".[20]
5) Maurice de Sully et son oeuvre.
Maurice de Sully est né aux alentours de 1120 à Sully-sur-Loire. Il a fait ses études à Paris et, à la mort de Pierre Lombard en 1160 est devenu l'évêque de Paris[21]. Son nom est connu sûrtout grâce à la construction de la cathédrale de Notre-Dame de Paris, entreprise qui a commencé sous son impulsion. Il a également réorganisé le diocèse de Paris. Mais Maurice n'était pas seulement un administrateur habile et un grand bâtisseur, il était aussi un prédicateur illustre. Son oeuvre a eu du succès, ses sermons ayant même passé en Angleterre.
Le recueil de sermons-modèles de Maurice de Sully est particulièrement important, car il ouvre un nouveau chapître dans l'histoire de la prédication. Comme le souligne J. Longère: "Maurice de Sully et Alain de Lille témoignent avec beaucoup d'autres qu'un affranchissement très net s'est opéré par rapport aux Pères. On continue à s'en inspirer, en particulier de Grégoire le Grand, mais on emprunte aussi aux contemporains ou prédécesseurs (ainsi Maurice de Sully par rapport à Richard de Saint-Victor), surtout la part d'inspiration et de rédaction personnelles augmente."[22]
En effet, l'époque de Maurice de Sully c'est le temps nouveau dans l'histoire de la chrétiennenté. André Vauchez parle de la "religion de temps nouveau" qui est marquée par l'intérêt plus grand que la hiérarchie écclesiastique prend des laïcs[23]. Bien sûr, cet intérêt a été, dans une large mésure, provoqué par le danger cathare. De cet intérêt seront bientôt nés deux grands ordres monastiques, ordres mendiants: les Franciscains et les Dominicains. Ce sont eux justement qui vont prendre la relève dans la prédications aux laïcs. Le nom officiel des Dominicains n'est-il pas "Frères Prêcheurs"?
Mais en attendant ces grands changements, pour repondre aux appels du pape Grégoire VII certains écclésiastiques ont choisi la vie communautaire et le nom des chanoines réguliers. À Paris de tels chanoines ont habité dans l'abbaye de Saint-Victor fondé en 1108 sur la Montagne Sainte-Geneviève par Guillaume de Champeaux, le fameux rival d'Abélard. L'école de Saint-Victor a eu une très grande influence sur la vie intellectuelle parisienne. Les chanoines de Saint-Victor se sont entre autres illustrés dans le domaine de l'exégèse biblique - base nécéssaire pour toute prédication[24]. Les oeuvres de Victorins, et particulièrement de Richard de Saint-Victor étaient une des sources d'inspiration pour Maurice de Sully. J. Longère qui a longtemps étudié les sermons de Maurice affirme: "on emprunte aussi aux contemporains ou prédécesseurs (ainsi Maurice de Sully par rapport à Richard de Saint-Victor)"[25].
C'est en vain qu'on essayerait de chercher de l'originalité théologique ou doctrinale chez Maurice. Il n'est pas un savant[26], mais plutôt un compilateur. Il puise dans les autorités anciennes et contemporaines pour composer une collection "des sermons très courts, à dire le dimanche et les jours de fête, dans le cycle d'une année", destinée "aux prêtres les moins savants du diocèse"[27]. Son enseignement est le plus orthodoxe qu'on puisse désirer. Il explique, dimanche après dimanche les péricopes prévus par le calendrier liturgique, en commençant non par le premier dimanche de l'Avent (ce que l'on attendrait normalement), mais par la Circoncision, donc par le Nouvel An. Déjà ce choix prouve son attention portée vers les laïcs et leur manière de vivre le cycle annuel.
6) Méthodes de travail
En attendant l'édition critique du texte latin et une édition corrigée (et critique) du texte français, il est intéressant d'étudier de plus près les différences entre la version latine et la version française. Que cette dernière soit de la main même de Maurice ou non, le fait est qu'elle présente de grandes divergences d'avec la version latine. Il y a des passages présents dans la version latine, qui n'apparaissent pas dans le texte vérnaculaire et inversement. Il est important de voir que certaines de ces différences sont réccurentes dans l'ensemble du recueil. Leur analyse me semble essentielle si l'on veut saisir le phénomène de ce texte. Avec lui nous disposons en fait d'un témoignage précieux sur la nature même de la prédication médievale. Le manuel de Maurice de Sully ouvre l'époque des grands prédicateurs soucieux d'enseigner le mieux possible la doctrine chrétienne au peuple. Son propos est "d'encourager une prédication assidue, simple, moderne et efficace".[28] La divergence entre les deux versions illustre parfaitement ce souci: le passage du latin au français accentue encore cette assiduité, simplicité, modernité et efficacité - les caractéristiques si bien soulignées par Nicole Bériou.
L'opinion de J. Longère sur le rapport chronologique entre les deux versions; opinion partagée par N. Bériou, est aussi la mienne. Il me semble beaucoup plus naturel qu'on ait traduit en langue vernaculaire les modèles de sermons écrits (en accord avec une longue tradition) en latin, mais qu'on devait prononcer en français, puisqu'ils étaient adressés au peuple. Je ne me pronocerai pas sur l'identité de celui qui a fait ce travail. Puisqu'il s'agit plus d'une adaptation que d'une traduction, j'appelerai ce personnage virtuel "l'adaptateur"[29]. Cela est déjà une interprétation. En effet, une des possibilités d'explication du texte français consiste à y voir une reportatio. Quelqu'un a bien pu entendre un prêtre précher selon les modèles proposés par Maurice, et en a pris les notes qu'il a ensuite remanié pour avoir une collection des sermons français. Mais certains phénomènes relevés au cours de la comparaison des versions suggèrent qu'il s'agit plutôt d'un travail conscient, fait par quelqu'un qui avait entre les mains le texte latin écrit.
À la fin de mon mémoire se trouve un annexe, où j'ai mis en juxtaposition les deux textes: latin et français. L'analyse de l'ensemble du corpus étant impossible dans le cadre d'un mémoire de maîtrise (l'annexe seul compterait environ 350 pages), je me suis limitée aux six sermons pour le Carême. Je les ai choisis car ils offrent une certaine cohérence thématique.
C'est grâce au travail de comparaison que j'ai pu relever certaines différences des plus importantes et des plus régulières. Je les ai étudiées selon trois axes: la doctrine, la structure et le style. Le premier axe relève plutôt de l'histoire d'idées, tandis que les deux autres touchent aux études littéraires. Néanmoins, j'ai décidé de ne pas abandonner la question de la doctrine car, dans le domaine de la prédication, nous sommes en face d'un texte rhétorique qui sert une idéologie et ne doit pas en être coupé.
[1] Il vaut la peine de noter, en passant, que les chercheurs ne sont pas unanimes quant au mode de la création de sermons de Bernard. G. Constable suppose que ces sermons (ou du moins certains d'entre eux) ont pu être dits par Bernard et notés et parachevés par d'autres. (G. Constable, 1994,"The language of preaching in the twelfth century", Viator. Medieval and Renaissance Studies, 25, p.135).
[2] C'est l'opinion formulée par A. Lecoy de la Marche (1886, La chaire française au moyen âge, spécialement au XIII siècle, Paris, p.233-269), qui est aujourd'hui généralement admise, même si certains, comme G. Constable (1994) la nuancent un peu.
[3] J. Longère, 1988,Les sermons latins de Maurice de Sully, évêque de Paris († 1196). Contribution à l'histoire de la tradition manuscrite, Steenbrugge.
[4] Many collections of sermons are therefore characterized by the distinction between sermones de tempore and sermones de sanctis. In this case, the sermons for Christmas, Epiphany, Lent weekdays and Ascension, are to be found in the temporal series. (L.-J. Bataillon, 1993, "Approaches to the Study of Medieval Sermon" in: La prédication au XII siècle en France et en Italie, Aldershot, p.20).
[5] C. A. Robson (1952), l'éditeur d'une version française a répertorié 25 manuscrits avec le texte (en entier ou en grands fragments) français (mais tous les témoins ne donnent pas le texte dans le même dialecte) et 8 manuscrits avec le texte anglais. Là aussi, tous les témoins ne donnent pas de version complète et présentent également des différences dialectales. Robson décrits également des nombreux extraits figurant dans divers codices.(Maurice of Sully and the Medieval Vernacular Homily, Oxford, p. 62-76).
[6] C. A. Robson, 1952 : 75.
[7] M. Zink, 1976, La prédication en langue romane avant 1300, Nouvelle bibliothéque du Moyen-Age, 4, Paris, p.34.
[8] L. Bourgain, 1879, La chaire française au XII siècle, Paris.
[9] A. Lecoy de la Marche, 1886 : 236-269..
[10] R. Bossuat, 1952, compte-rendu du livre de C.A. Robson dans Bibliothèque de l'École des Chartes, CXI, 1953, 297-300.
[11] Paulin Paris, 1836-1848, Les manuscrits françois de la Bibliothèque du roi, leur histoire et celle des textes allemands, anglois, hollandois, italiens, espagnols de la même collection , Paris : Techener, vol. 2, p. 100-104.
[12] L. Moland, 1862, Origines littéraires de la France: la légende et le roman, le théâtre, la prédication, Paris, p. 169.
[13] M. Zink, 1976 : 33.
[14] Quand la version française compte une centaine des paroles de plus que la version latine, cela n'est pas pertinent, vu la spécificité du français qui, contrairement au latin, possède des articles et exige des pronoms personnels dans la fonction du sujet. Si on en tient compte, on déduit même que c'est la version latine qui est plus souvent plus longue.
[15] ibidem.
[16] M. Zink, 1976 : 35.
[17] "The French Homilies of Maurice must be viewed (...) in terms of a characteristic medieval literary structure which underlines it, the division of a major work into quires composed of a fixed number of column-units of a determinate length." (C. A. Robson 1952 : 15).
[18] C. A. Robson, 1952 : 18-20.
[19] "It is possible to suppose that the author's manuscript copies of the two versions consisted of pages measuring ten inches by seven inches,
containing double columns of about forty lines to the column. (...) The justification of this theory depends on an analysis of the underlying structure of twelfth-century vernacular literature. When vernacular poetry was first committed to writing on a large scale, in the early years of the twelfth century, the manuscript formats most in use measured approximately ten inches by seven (the 'medium' format) and seven inches by five (the 'small' format). The one contained 36 to 42 lines in double columns, the other 24 to 28 lines in single columns. When the medium format was in use the poem to be written was divided according to the following schema : 36-42 + 36-42 + 36-42 + 36-42 = 144-168. [et cela multiplié par cinq]. This pattern of twenty columns, in five groups of four, is continually reflected in the litterary structure of extant poems (sic!) ". Robson, 1952 : 16. (souligné par moi.).
[20] J. Longère, 1975,Oeuvres oratoires de maîtres parisiens au XII siècle. Étude historique et doctrinale, I.E.A., Paris vol. I, p.17.
[21] V. Mortet, 1890, . Maurice de Sully, évêque de Paris (1160-1196). Étude sur l'administration épiscopale pendant la seconde moitié du XII siècle , Paris.
[22]
J. Longère, 1981, "Le vocabulaire de la prédication" in: La lexicographie du latin médiéval et ses rapports avec les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen Age, p.313.
[23] A. Vauchez, 1994, La spiritualité du Moyen Age occidental (VIII-XIII s.), Paris, p.68.
[24] La prédication consiste sûrtout en l'explication du texte biblique. Cette explication ne peut pas être arbitraire. Comme le souligne G. Dahan: "La démarche interprétative se fonde sur des règles précises, énoncées au fil du temps et qui s'efforcent de bannir l'arbitraire, le hasard ou ce que l'on appelle aujourd'hui la surinterprétation." (G. Dahan, "Le commentaire médiéval de la Bible. Le passage au sens spirituel" in: Le commentaire entre tradition et innovation, éd. M.-O. Goulet-Cazé et alii, Paris p.214). C'est pourquoi justement la prédication doit tant à l'exégèse.
[25] J. Longère, 1981 : 313.
[26] Une anecdote cité par A. Lecoy de la Marche (1877, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d'Étienne de Bourbon dominicain du XIII siècle , Paris, p. 418.) raconte que le roi Louis VII - consulté par les chanoines qui hésitaient entre deux candidatures au siège épiscopal de Paris, et voulaient savoir s'ils devaient choisir Maurice de Sully ou Pierre Comestor - aurait répondu: "Choisissez le plus zelé pour le gouvernement des âmes, réservez le plus instruit pour la direction des écoles."
[27] N. Bériou, 1998 : 21.
[28] N. Bériou, L'avènement des maîtres de la Parole. La prédication à Paris au XIII siècle, I.E.A., Paris 1998, vol. I, p.23.
[29] Il est fort probable qu'il y avait plusieurs adaptateurs. Si les témoins de la version française diffèrent effectivement autant que l'affirme Longère, il s'agit peut-être d'une large diffusion du texte latin et de plusieurs initiatives d'adaptation. Mais pour l'affirmer avec certitude, il faut d'abord préparer une édition critique du texte français. Et celle du texte anglais.